CINÉMUSIQUE

Le cinéma n’a jamais été muet. Dès les premières projections de Cinématographe, les images bénéficiaient, a minima, d’un texte lu (le « boniment ») et d’un accompagnement musical, interprété le plus souvent au piano.  Six ans seulement après l’arrivée du parlant (Le Chanteur de Jazz en 1927), la première composition originale moderne, car thématique, subjugue les spectateurs du monde entier : il s’agit de la partition révolutionnaire de Max Steiner pour King Kong, le chef-d’œuvre d’Ernest B. Shoedsack et Merian C. Cooper. 

Dans les décennies qui suivent, la musique est restée constamment un élément crucial de l’expérience cinématographique. Ainsi, l’histoire du grand écran est émaillée de relations symbiotiques entre réalisation et composition  : Federico Fellini et Nino Rota, Alfred Hitchcock et Bernard Herrmann, Jacques Demy et Michel Legrand, Steven Spielberg et John Williams, Tim Burton et Danny Elfman.

Le réalisateur Guillermo del Toro, lui, n’a pas établi de relation qui perdure avec un compositeur, quand bien même son début de carrière bénéficia à plusieurs reprises des talents du formidable Marco Beltrami sur Mimic, Blade 2 et Hellboy. Le réalisateur mexicain préfère choisir ses compositeurs en fonction du ton de ses films, un peu comme lors du casting d’un comédien. Dès l’écriture de La Forme de l’eau (assurée en écoutant « La Javanaise » de Gainsbourg et les musiques de Georges Delerue) son choix est arrêté : ce sera Alexandre Desplat. 

Cinq ans avant qu’il ne parvienne à réunir les fonds pour lancer le tournage, il fait part de son souhait au compositeur français, alors en charge de la musique du film d’animation Les Cinq Gardiens, que Del Toro produit pour DreamWorks Animation. Le réalisateur explique alors à Desplat que son travail sera d’une importance cruciale, puisque le couple de héros de son film, Elisa et l’amphibien, sont muets. Non seulement la musique permettra, comme c’est fréquemment le cas, de faire surgir les émotions contenues et de révéler les non-dits, mais elle sera aussi et surtout la voix des deux personnages centraux de La Forme de l’eau. 

Compositeur sensible, révélé par ses travaux avec Jacques Audiard, puis reconnu à l’international, notamment pour L’Étrange Histoire de Benjamin Button et son travail avec Wes Anderson, Desplat est indéniablement l’homme de la situation.

MÉLODIES AQUATIQUES

Si des compositeurs comme Ennio Morricone (notamment sur Il était une fois dans l’Ouest) ou Michael Giacchino (sur Jupiter : le destin de l’univers) composent parfois la musique en amont du tournage, Alexandre Desplat trouve l’inspiration une fois confronté aux images du film. En l’occurrence, c’est surtout l’élément aquatique de cette histoire -appuyé par la mise en scène en mouvement constant- qui guide son travail.

Desplat qualifiera sa composition d’« énorme goutte d'eau qui déferle tout le long du film » dans un entretien accordé au Parisien. Il révélera également que le comportement très particulier du mercure est une autre source d’inspiration : ce liquide unique en son genre (comme l’amphibien), est à la fois pesant et onctueux, à l’image des sentiments travaillés dans La Forme de l’eau. De ces réflexions découle la façon dont la musique se déploie au fil du métrage : ses arrivées comme ses disparitions sont quasi imperceptibles. Del Toro et Desplat cherchent sur ce point à obtenir « un flot mélodique permanent ». 

Le compositeur opte pour des instruments aux sonorités ondulantes, cristallines, mais aussi légèrement sourdes, comme si la musique était perçue en milieu aquatique. C’est pour cette raison qu’il choisit de travailler avec des pianos Fender, un glass harmonica, un vibraphone et 12 flûtes basses. Enfin, les mélodies sont à trois temps, comme des valses qui induisent un mouvement de va-et-vient : les arpèges sont donc, littéralement, en forme de vagues. 

Alexandre Desplat s’amuse également à donner quelques pistes sur le passé de ses personnages. C’est notamment le cas pour l’amphibien : puisque l’on dit de lui qu’il a été capturé en Amérique du Sud, Desplat inclut dans sa composition des airs d’accordéon sans harmonique, qui évoquent le bandonéon, un des symboles musicaux de l’Argentine.

LA VOIX DU FILM

Le travail de Desplat, soumis en permanence à Del Toro sous forme de maquettes, est affiné lors de son interprétation par le très prestigieux London Symphonic Orchestra. C’est l’un des orchestres les plus sollicités par les compositeurs de musique de film. Pour l’occasion, Del Toro vient physiquement faire part de ses directives, tandis que Desplat demande aux musiciens de retenir leur interprétation pour ne jamais briser l’intimité de l’improbable romance entre Elisa et le monstre. 

Car l’objectif d’Alexandre Desplat est de se fondre pleinement dans les films, pour que sa musique, sa voix, fasse partie intégrante de l’œuvre globale. Et ce sera littéralement le cas dans La Forme de l’eau : c’est en effet le compositeur lui-même qui siffle le thème de l’héroïne, qui, en d’autres termes, lui donne la parole.

Pour aller plus loin

Le site officiel d’Alexandre Desplat
https://www.alexandredesplat.net

Alexandre Desplat dirige une suite tirée de sa composition pour La Forme de l’eau avec L’Orchestre National de France.
https://www.dailymotion.com/video/x6z5tav

Une conférence de plus de 50 minutes sur La Forme de l’Eau, donnée par Guillermo del Toro et Alexandre Desplat à Paris.
https://www.youtube.com/watch?v=j5AsVE_3IHc

Alexandre Desplat reçoit son Oscar pour La Forme de l’eau des mains de Christopher Walken. Le compositeur a dédié son prix à ses deux filles.
https://www.youtube.com/watch?v=-M24t8bpKKo

Enfin, si vous appréciez la musique de film, nous ne saurions trop vous recommander l’écoute du podcast Total Trax, indéniablement LA référence française sur ce domaine fascinant du grand écran.
https://podcasts.apple.com/fr/podcast/total-trax/id1454960894