ÉPISODE 1 – Le Bullet-time de Matrix
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La scène : Au sommet d’un building où est enfermé Morpheus, leur mentor, Trinity et Neo affrontent les Agents, les gardiens de la Matrice aux capacités surhumaines. Alors que tout espoir semble perdu, Neo évite les tirs d’un Agent, en suspendant le temps.
Cette séquence qui a fêté ses 20 ans a marqué les esprits, on parlera désormais de l’effet « Bullet Time », maintes fois copié, répliqué, adapté. On vous explique d’où il vient, comment il a été pensé. Et pour cela, il faut remonter aux origines même du cinéma.
En collaboration avec le magazine Troiscouleurs, découvrez un métier du cinéma, en explorant les coulisses d’une scène culte. Dans cet épisode, on revient sur le travail de Kim Libreri, superviseur du fameux « Bullet-time » de Matrix.
_Par Julien Dupuy
Les quatre fers en l’air
Plus d’un siècle avant que Neo ne révèle l’un de ses plus grands pouvoirs, après avoir découvert la vérité sur la Matrice, la maîtrise du temps agite déjà les plus grands créateurs d’images. En 1876, le photographe anglais Eadweard Muybridge imagine un dispositif inédit pour saisir les mouvements d’un cheval lancé au galop : il place le long d’une piste, et à intervalle régulier, vingt-quatre appareils photographiques, déclenchés par un filin brisé par l’animal dans sa course.
Les clichés ainsi obtenus sidèrent les contemporains de Muybridge, en leur offrant une appréhension du réel inédite : ces photos révèlent notamment que les quatre pattes de l’équidé sont décollées du sol durant un très bref instant, invisible à l’œil nu. Si cette expérience pose les jalons de ce qui deviendra quelques années plus tard le Cinématographe, il faut attendre plus d’un siècle pour que deux artistes français trouvent dans ce procédé une nouvelle façon de capter le réel.
Le temps suspendu
En 1995, le photographe Emmanuel Carlier imagine une installation, baptisée Temps Mort. Comme Muybridge, Carlier installe cent appareils photo autour de plusieurs artistes, dont les cinéastes Jean-Pierre Jeunet et Marc Caro. Dans la mise en scène de Carlier, les duettistes effectuent une action rapide et très simple : ils font, par exemple, jaillir des gerbes d’eau en arrachant une bouche d’incendie.
En juxtaposant les photos obtenues, Carlier conçoit un court-métrage saisissant : la caméra semble se déplacer dans un travelling circulaire, autour de personnages figés dans le temps. À la même période, le réalisateur Michel Gondry crée le « Frozen Time » (le temps gelé) avec l’aide de la société d’effets spéciaux parisienne Buf Compagnie. Inauguré sur le clip Like a Rolling Stone (des Rolling Stones) interprété par Patricia Arquette, le « Frozen Time » se compose d’une série de photographies réunies par des morphings : une fois scannés, les clichés sont analysés par un logiciel qui crée des images intermédiaires reliant chaque photo.
Comme pour Carlier, la juxtaposition des éléments ainsi obtenus donne la sensation que la caméra se déplace dans un environnement figé, offrant une perception du temps et de l’espace inédite. Le travail de Gondry, qui réemploiera ce procédé dans plusieurs publicités, fait rapidement des émules dans le long-métrage, notamment dans une courte séquence de Perdus dans l’espace en 1998. Mais ce n’est que l’année suivante que la fusion de ces deux procédés va réellement permettre de créer un spectacle inouï.
Néo Cinéma
Les sœurs Wachowski ont évidemment en tête toutes ces expériences quand elles imaginent le « Bullet-time » (littéralement : temporalité de la balle) pour leur second long-métrage, Matrix. Le « Bullet-time » consiste à faire circuler la caméra à une vitesse supersonique, au milieu d’une action ralentie à l’extrême. La parenté avec les travaux de Carlier et Gondry est donc évidente, à un détail près : dans Matrix, les personnages continuent de bouger au ralenti, durant le déplacement de la caméra.
L’équipe de Buf, à l’époque épuisée par les effets spéciaux de Batman & Robin, refuse de contribuer au film et c’est finalement Kim Libreri qui est embauché pour prendre en charge ces séquences. Depuis la fin des années 1980, Libreri œuvre activement à la révolution des effets spéciaux numériques qui secoue toute l’industrie du cinéma. L’intitulé de son poste varie : il est parfois Consultant en technologie, d’autres fois Chef des recherches en technologie. Sur Matrix il est Superviseur du « Bullet-time ». Cependant, son rôle reste toujours le même : au fait de toutes les avancées technologiques, Libreri imagine de nouveaux modes de filmage et de manipulation d’images, pour répondre à des demandes spécifiques des cinéastes.
Du vert plein les yeux
Sur Matrix, il doit en l’occurrence créer quatre plans en « Bullet-time » : Trinity se hisse dans les airs pour frapper un policier, Neo évite les balles sur le toit d’un gratte-ciel, Morpheus fuit ses tortionnaires dans un bureau inondé, et enfin Neo stoppe l’agent Smith en plein air dans une station de métro.
Le mode opératoire défini pas Libreri est un mélange de tout ce qui a été créé précédemment. Chaque plan en « Bullet-time » est d’abord établi dans un brouillon de la séquence, créé à l’aide d’images de synthèse très basiques. Intitulée « prévisualisation », cette maquette permet de définir le mouvement de caméra optimal pour filmer les comédiens. Cette information est primordiale puisque, contrairement à un tournage classique, le mouvement d’appareil de ces plans ne sera pas créé en déplaçant une seule caméra dans l’espace, mais en démultipliant les caméras dans l’espace.
Ainsi, à partir des données fournies par la prévisualisation, 120 appareils photo sont positionnés en fonction du mouvement recherché, dans un grand espace circulaire vert. La couleur verte, absente de l’épiderme humain, est facilement effaçable en postproduction pour être remplacée par le fond de son choix. Cette installation permet non seulement de capter une action en mouvement sous une foultitude d’angles, mais aussi d’isoler l’image du comédien pour l’incruster dans l’environnement de son choix.
La mécanique des fluides
Contrairement aux courts-métrages de Carlier, l’enchaînement des images doit se faire de la façon la plus fluide possible. Pour ce faire, les infographistes reprennent la méthode du « Frozen Time » de Buf : chaque séquence captée par les 120 appareils est scannée, puis manipulée numériquement, pour obtenir les déplacements les plus souples possibles.
Une fois l’action affinée, il faut coller l’image des comédiens filmés sur écran vert sur des reproductions en image de synthèse des décors. Sur le toit de l’immeuble ou dans la station de métro, l’environnement est plutôt simple à reproduire : il s’agit de surfaces lisses, avec des formes très géométriques. Le « Bullet-time » dans lequel Morpheus court au milieu de l’eau pose beaucoup plus de soucis : il faut recréer numériquement toutes les gouttelettes, et gérer une quantité astronomique de reflets qui évoluent constamment dans le mouvement.
Un véritable cauchemar pour les infographistes qui rendront ce plan à quelques semaines seulement de la sortie du film en salles.
Nouvelles perspectives
Sorties à l’aube du nouveau millénaire, ces quelques secondes de Matrix chamboulent l’industrie du cinéma : le « Bullet-time » révèle que la caméra n’a plus forcément à être un objet physique qui saisit en direct le réel. Elle peut être, aussi, un objet virtuel, naviguant dans une reconstitution en 3D d’un environnement, ce qui donne aux cinéastes une maîtrise totale sur leurs œuvres.
Récompensé d’un Oscar technique en 2001 grâce à son travail sur Matrix, Libreri n’a eu de cesse depuis de repousser les limites du médium cinéma : sur les suites de Matrix, mais aussi sur Speed Racer ou Star Wars Episode VII – Le Réveil de la Force. Et l’histoire est un éternel recommencement : aujourd’hui employé de la société de jeux vidéo Epic Games, Libreri a replongé récemment dans la Matrice en travaillant sur The Matrix Awakens, une expérience interactive en lien avec Matrix Résurrections qui, très logiquement, ironise sur la perception biaisée du réel que nous offre désormais le cinéma.
POUR ALLER PLUS LOIN
Un excellent épisode de la chaine CGM, dédiée aux débuts de l’image de synthèse au cinéma. Dans cet épisode, Gorkab nous gratifie d’entretiens originaux avec les membres des équipes de Matrix, dont Kim Libreri. Passionnant, très complet et en français !
Le supplément de l’édition spéciale d’époque, à propos du « Bullet-time » (en VO non sous-titrée).
Le clip de Michel Gondry Like A Rolling Stone, avec la technique du « Frozen Time » qui a inspiré les sœurs Wachowski.
Le court métrage Temps Mort d’Emmanuel Carlier.
La bande-annonce de The Matrix Awakens, dernière contribution en date de Libreri à la saga des sœurs Wachowski.
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