La face cachée de 2001
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Un demi-siècle après sa mise en orbite, 2001, l’Odyssée de l’espace fascine toujours autant. Alors que se profilent les célébrations de son cinquantième anniversaire, les fans ne désespèrent pas de voir un jour les fameuses scènes coupées par Stanley Kubrick après l’avant-première désastreuse du 2 avril 1968… Même s’ils savent au fond d’eux que le monolithe ne livrera jamais tous ses secrets.
Par Frédéric Foubert
Vingt minutes. Peut-être un peu moins. Dix-neuf ? Dix-sept ? Le chiffre est sujet à caution. Ce qui est sûr en revanche, c’est que Stanley Kubrick a bien coupé un nombre important de scènes et de plans de 2001, l’Odyssée de l’espace, dans l’urgence et la fièvre, dans les premiers jours du mois d’avril 1968, après une preview catastrophique à Washington, DC. La sortie américaine, puis mondiale, était prévue pour les 10 et 11 avril. Ce qui signifie que le cinéaste n’avait qu’une semaine pour rectifier le tir. Après avoir travaillé pendant quatre ans sur cette épopée cinématographique faramineuse, dont deux claquemuré dans un studio anglais à rendre crédible des voyages aux confins de la galaxie, Kubrick avait dû finir son film à toute allure, continuant à y travailler dans le bateau qui l’emmenait aux Etats-Unis, transformant pour ce faire une cabine du Queen Elizabeth II (oui, le réalisateur de l’Odyssée de l’espace avait horreur de l’avion) en salle de montage de fortune. Mais le 2 avril, ça se passe mal. Très mal. Des centaines de spectateurs quittent l’Uptown Theater de Washington pendant la projection. Le bruit selon lequel le président de la MGM Robert O’Brien va se faire virer court immédiatement dans les rangs des employés du studio. Kubrick décide donc d’agir, et de raccourcir son film. Il tranche, élague, coupe, modifie le rythme des scènes, et vire l’intro, constituée de longs discours de scientifiques, religieux et philosophes sur l’hypothèse d’une vie extra-terrestre. Le mythe de la « version longue » de 2001 naît à ce moment-là. A la fin des années 90, peu de temps avant sa mort, Kubrick demandera à Leon Vitali, son assistant et homme de confiance, de détruire les négatifs des scènes en question (ainsi que ceux de séquences non utilisées d’Orange Mécanique, de Barry Lyndon et Shining). Ils seront incinérés dans un centre de retraitement des déchets de la campagne britannique.
Pour quelques minutes de plus
L’histoire aurait pu s’arrêter là si, en 2010, au Festival de Toronto, Douglas Trumbull et David Stratton n’avaient pas rallumé la mèche. Trumbull est le plus célébré des concepteurs d’effets spéciaux au monde, un visionnaire réputé pour son travail sur Blade Runner, Rencontres du troisième type ou The Tree of Life, mais avant tout l’homme qui a conçu dans le film de Kubrick la longue séquence psychédélique du voyage de l’astronaute Dave Bowman « au-delà de l’infini ». Stratton, lui, est un frappadingue de 2001, le plus fanatique des fans, qui a consacré son existence à interviewer tous (TOUS) les gens qui ont collaboré de près ou de loin au film. Ce jour-là, donc, à Toronto, Trumbull et Stratton ravivent la légende des fameuses scènes coupées. Elles auraient été retrouvées dans un coffre d’une ancienne mine de sel du Kansas, en parfait état de conservation. Les deux hommes annoncent qu’ils ambitionnent de les restaurer et de les inclure dans le documentaire sur 2001 que Stratton mijote depuis des décennies. Mais aujourd’hui, huit ans après, les images n’ont toujours pas été montrées… Le problème ? Warner n’entend tout simplement pas aller contre la volonté de Stanley Kubrick et montrer l’opus magnum du maître autrement que dans la version que tout le monde connaît et qui appartient à l’histoire du cinéma. Un autre petit souci étant que les images, provenant d’un transfert opéré par la MGM après le montage, seraient muettes… Et donc totalement inutilisables.
Les mondes perdus de 2001
Les célébrations qui s’organisent aujourd’hui pour l’anniversaire de 2001, l’Odyssée de l’espace ont fait renaître l’espoir, chez les cinéphiles complétistes et les kubrickiens acharnés, de voir ces scènes perdues. L’ironie de l’histoire étant que ces images, des centaines de spectateurs les ont déjà vues… Les spectateurs de la projection du 2 avril 1968 à Washington, pour commencer, mais aussi ceux des deux autres avant-première (le 4 avril au Loew’s Capitol de New York et au Warner Cinerama Theater de Los Angeles), et d’une poignée de salles à travers les Etats-Unis – pressé par le temps, Kubrick avait demandé aux projectionnistes d’effectuer eux-mêmes les coupes dans les copies qu’ils avaient reçues, et tous n’avaient pas pu le faire aussi rapidement que souhaité… Le contenu des scènes en question est connu, et Internet regorge de sites les détaillant par le menu. Dans une interview donnée à Libération en 2011, Stratton en décrivait quelques-unes : «Il s’agit, pour la majorité des images manquantes, de morceaux de séquences qui figurent déjà dans le film. Par exemple, la scène dans le vaisseau spatial lorsque Heywood Floyd, l’un des astronautes interprété par William Sylvester, a une conversation par visiophone avec sa fille qui est jouée par Vivian Kubrick, la fille de Stanley. Un tronçon de cette scène a été coupé durant lequel Floyd appelle le magasin Macy’s pour acheter un galago (un petit lémurien) qu’il veut offrir à sa fille. Dans la partie coupée, il parle à un opérateur de Macy’s et effectue son achat avec une carte de crédit - ce qui, en 1968, était très inhabituel. » Quant aux propos savants qui ouvraient film, ils sont retranscrits dans le livre The Making of Kubrick’s 2001, de Jerome Agel, publié en 1971 – le bréviaire absolu des adorateurs du film au début des seventies. Mais si ces images disparues font tant fantasmer, ce n’est pas tant pour leur contenu que parce que leur simple existence confirme que l’obsession pour 2001 est infinie. On ressasse le film, on le médite, on le délire, et on en veut toujours plus…
Ces scènes « manquantes » prouvent aussi autre chose : que 2001, l’Odyssée de l’espace aurait pu prendre bien d’autres formes que celle qu’on lui connaît. C’est sans doute ce que s’est dit son co-créateur Arthur C. Clarke ce 2 avril 68, le soir de cette preview maudite et mythique. L’écrivain, co-auteur du film, sortit en effet de la salle pendant l’entracte, au bord des larmes. « Close to tears, he left at the intermission », comme l’écrit son ami, l’auteur de SF Michael Moorcock, dans un beau texte hommage publié dans The New Statesman. Clarke, ce soir-là, découvre le film pour la première fois. Mais ce qu’il voit ne correspond pas tout à fait à ce qu’il pensait avoir imaginé avec Stanley Kubrick… La scène du jogging de Bowman dans la centrifugeuse, d’une durée de 11 minutes (!) et censé témoigner de la monotonie de la vie dans l’espace, lui paraît un brin longuette. La voix off, supposée apporter des explications au spectateur, a disparu. Kubrick a manifestement suivi son propre chemin à travers les étoiles. Et a perdu Clarke en route… En 1971, l’écrivain reviendra sur les différentes moutures du scénario et sur les différences entre le script et le film dans un livre intitulé The Lost Worlds of 2001. Les mondes perdus de 2001.
A la conquête du système solaire
Pour bien comprendre la genèse et les différentes formes qu’a pris 2001 au fil du temps, Arthur C. Clarke est sans doute le témoin idéal. C’est Stanley Kubrick, bien sûr, le démiurge tout-puissant, l’artiste visionnaire, le vrai génie de l’affaire. Mais rien n’aurait été possible s’il n’avait pas été nourri dans sa quête par les idées et la pensée de Clarke. La rencontre des deux hommes a lieu au début de l’année 1964. A ce moment-là, la passion du réalisateur de Spartacus et Lolita pour la science-fiction et la question de l’existence d’une vie extraterrestres est arrivée à maturité, accélérée par le développement de la conquête spatiale. On raconte que, dès la fin des années 50, Kubrick se faisait livrer dans son appartement de l’East Side new-yorkais des bobines des copies de Godzilla et de ses suites. Pas uniquement pour se détendre, non. Aussi pour prendre des notes. La science-fiction ciné est alors en plein boom, l’opulence d’une production comme Planète Interdite (Fred M. Wilcox, 1956) en témoigne, mais Kubrick estime qu’on peut emmener le genre dans une autre dimension. Lui faire franchir un cap. Le méga-western La Conquête de l’Ouest est également une étape majeure dans sa réflexion. Le film a été tourné en Cinérama, un nouveau procédé qui permet des projections événement sur des écrans démesurés. Kubrick veut faire un film d’une « grandeur mythique ». Un spectacle unique, digne d’un son et lumière. L’histoire de la conquête de l’Ouest appliquée à l’espace. Plus fort que How the West was won : How the solar system was won.
Le maître et la plume
Début 1964, à New York, Kubrick déjeune avec Roger Caras, l’attaché de presse de Docteur Folamour et lui fait part de ses fantasmes SF, lui expliquant qu’il est à la recherche d’un écrivain avec qui travailler. Il se trouve que le meilleur ami de Caras se nomme Arthur C. Clarke. Moins réputé que ses contemporains Isaac Asimov ou Ray Bradbury, Clarke a développé dans ses romans et nouvelles des thèmes qui ne vont pas tarder à allumer des incendies dans le cerveau de Kubrick. Des années plus tard, l’écrivain Brian Aldiss, qui collaborera lui aussi avec Kubrick (sur le projet A.I., finalement repris par Spielberg) dira de Clarke : « Ses talents littéraires sont conventionnels et sa prose ordinaire ». Mais ajoutera néanmoins : « Plus qu’aucun autre auteur de science-fiction, Clarke est resté fidèle à une vision de jeunesse qui fait de la science le sauveur de l’humanité, et de l’humanité une race de dieux potentiels dont le destin se trouve dans les étoiles. » Né en Grande-Bretagne, mais vivant au Sri Lanka depuis les années 50, Clarke reçoit là-bas un télégramme de Caras lui faisant part de la proposition du cinéaste. Il est immédiatement enthousiaste, il a vu et apprécié Lolita, il se réjouit de rencontrer « l’enfant terrible » Stanley Kubrick. En attendant l’arrivée de l’écrivain à New York, Kubrick dévore ses livres. En particulier un roman de 1954, Les Enfants d’Icare. Une histoire de premier contact. De rencontre entre les humains et les extra-terrestres. Le livre s’achève sur l’idée que l’évolution humaine est arrivée à un tournant et que de la prochaine génération émergera l’Homme Nouveau. Soit, en germe, l’idée du foetus astral qui concluera 2001, l’odyssée de l’espace. Juste après avoir posé ses bagages, Clarke faire également découvrir à Kubrick plusieurs de ses nouvelles, dont une, La Sentinelle, raconte la découverte, sur la Lune, en 1996, d’une étonnante structure pyramidale, qui se révèlera être un dispositif d’alarme installé là par les extra-terrestres, leur permettant de savoir si l’homme est enfin prêt pour un voyage aux confins de la galaxie. La scène, à peu de choses près, est dans le film. Sauf que la pyramide, entre-temps, est devenue un monolithe noir.
Brainstorming
Jusqu’au début du tournage de 2001, l’Odyssée de l’espace, le 29 décembre 1965, Kubrick et Clarke vont converser, débattre, échanger, phosphorer, écrire, raturer, dans un ping-pong philosophique et spéculatoire de haute volée. Les « lost worlds » de 2001 sont là, dans ces conversations entre les deux hommes, dans les hypothèses qu’ils émettent, les univers qu’ils entrevoient et qu’ils décident soit d’oublier instantanément, soit d’explorer plus avant. Il est question de raconter l’évolution de l’homme sous forme d’un voyage. De la rencontre de notre espèce avec les aliens et des conséquences de cette découverte sur l’esprit humain. Du long parcours ayant mené l’homme-singe des plaines d’Afrique au stade supérieur de la conscience. Kubrick et Clarke se voient tous les jours, cinq heures par jour. Ils regardent des films ensemble. Destination Lune, La Guerre des Mondes, Le Jour où la terre s’arrêta, Le Voyage Fantastique, La Vie Future… Peu trouvent grâce aux yeux du cinéaste. Il préfère un court-métrage documentaire canadien nommé aux Oscars en 1960, Notre Univers, qui tente d’imaginer à quoi ressemblerait un voyage dans l’espace. Kubrick l’aime tellement qu’il embauchera l’acteur qui en fait la voix off, Douglas Rain, pour être la voix de l’ordinateur Hal 9000. En avril 64, Kubrick et Clarke visitent ensemble l’Exposition Universelle de New York. Ils y découvrent le Picturephone, un téléphone futuriste où l’on peut voir son interlocuteur. L’ancêtre de Skype, oui, une idée totalement fantasmatique dans un monde où on utilise encore des pneumatiques, et qui sera exploitée dans le film. Les deux amis sont surtout impressionnés par le film To the moon and beyond, une autre vision « documentaire » des voyages spatiaux, réalisé en collaboration avec la Nasa, et au générique duquel on retrouve un petit génie nommé Douglas Trumbull.
Rapidement, le cinéaste et l’écrivain prennent la décision d’écrire un livre ensemble, dont le film sera l’adaptation. Pour bien délimiter leurs territoires respectifs, le livre sera signé « Arthur C. Clarke et Stanley Kubrick » et le scénario du film « Stanley Kubrick et Arthur C. Clarke. » C’est aussi un symbole que l’œuvre sera le fruit de deux visions du monde – ou, disons, de deux visions de l’univers. L’optimisme conquérant, rationnel et scientiste de Clarke d’un côté, typique de l’esprit de l’après-guerre. Le pessimisme fondamental de Kubrick de l’autre, sa fascination pour les mécanismes guerriers, le contrôle et le dérèglement, ses angoisses sur le devenir de l’homme. A la fois conquérant dans sa méthode (les effets spéciaux révolutionnaires, l’ambition hors-norme et démesurée) et radical dans ses parti-pris esthétiques (2001 sera le premier, et sans doute le seul, blockbuster expérimental de l’histoire), le film sera le fruit de ces deux pôles antagonistes.
Chimère homérique
Mais pour l’heure, la conversation continue. Le projet mute de jour en jour. Le film s’appelle tour à tour Tunnel to the stars, Universe, Planetfall… En février 1965, un communiqué de presse de la MGM annonce le tournage imminent d’un film de science-fiction intitulé Voyage au-delà des étoiles. Le titre définitif, avec sa référence à Homère, ne viendra à Kubrick que deux mois plus tard – « Pour les Grecs, la vaste étendue des mers devait représenter la même sorte de mystère que l’espace pour notre génération », expliquera-t-il. Entre-temps, il s’est passionné pour le livre de Joseph Campbell sur le mythe d’Ulysse, Le Héros aux mille visages, dont il a offert un exemplaire à Clarke. Les conversations entre les deux hommes sont souvent exaltantes, parfois mortellement ennuyeuses. Le travail est tour à tour fascinant et laborieux. Plutôt que de plancher sur l’intrigue du film, Kubrick peut débattre des heures durant de la théorie des ensembles de Cantor. Clarke ressort de ces conversations avec la conviction, écrit-il, que « Stanley est un génie mathématique en puissance. » Tout change constamment. Hal possède d’abord une voix féminine, et s’appelle alors Athena. L’interrogation sur laquelle ils butent toujours étant : comment représenter les extra-terrestres ? Clarke a fait remarquer que « tous les extra-terrestres qu’on voient dans les films viennent d’une agence de casting. » Ils se tournent alors vers le scientifique Carl Sagan, qui estime qu’à ce stade de l’évolution, les aliens n’auraient pas une apparence humaine, mais se présenteraient sous une autre forme. L’intelligence extra-terrestre se matérialisera donc sous la forme d’un monolithe. Qui à l’origine était un tétraèdre, puis un cube transparent. Mais au moment de le fabriquer, personne ne parviendra à couler du plexiglas suffisamment limpide… Ce sera donc une simple dalle, noircie en la frottant avec du graphite.
Clarke finit par s’en aller écrire le roman au Chelsea Hotel, le QG de la bohême new-yorkaise. Au bar, il croise à l’occasion Allen Ginsberg ou William Burroughs, qui a lui-même écrit dans une chambre du Chelsea un chef-d’œuvre, Le Festin Nu, quelques années auparavant. La date de publication du livre va devenir le cauchemar d’Arthur C. Clarke. Un premier jet est prêt dès Noël 64. Mais Kubrick, maintenant, à d’autres préoccupations. Il a un film à tourner. Pendant les années 66 et 67, il va utiliser à fond la carte blanche offerte par la MGM, faire exploser le budget du film (qui passe de 6 à 10,5 millions de dollars) et forger définitivement à ce moment-là sa légende de génie tyrannique et incontrôlable. Le tournage est une entreprise colossale, dont Kubrick semble le seul à connaître tous les détails. Quand des pontes du studio s’apprêtent à venir faire un tour sur le plateau, le réalisateur demande à ses assistants de coller des post-it au mur de la salle de réunion, histoire de rassurer les visiteurs. Dans les studios Sheperton s’invente une vision de la science-fiction qui va changer le cours de l’histoire du cinéma. L’écrivain Michael Moorcock, que Kubrick a consulté pendant l’écriture, a superbement décrit l’atmosphère qui régnait pendant ces mois décisifs :
« Ce qui m’a impressionné lors de ma visite du plateau était l’enthousiasme des conseillers de la Nasa, qui avaient leurs propres bureaux aux studios. On pouvait entrer dans une pièce et trouver des combinaisons spatiales totalement équipées accrochées au porte-manteau. Il y avait des cartes du ciel et des diagrammes sur les murs ; des dessins, des maquettes, des photos de vaisseaux et d’équipements. J’ai vu les toiles de Jupiter peintes par Roy Carnon et des croquis de scènes qui n’allaient pas tarder à devenir l’idée que tout un chacun se ferait désormais de l’espace. Le plateau principal était occupé par une immense centrifugeuse, construite à grands frais par la firme britannique Vicker-Armstrongs. Chaque technicien que je rencontrais parlait du projet avec un tel enthousiasme que j’eus bientôt la conviction que nous préparions réellement une expédition sur Jupiter. Les CGI n’existaient pas encore, et donc beaucoup de choses avaient du être construites ou peintes en taille réelle. Je n’avais aucun intérêt pour l’exploration spatiale, mais je me trouvais bientôt gagné par l’excitation qui régnait dans l’air. »
"The ultimate trip"
Clarke, lui, ne succombe pas à la fièvre générale. Il erre sur le plateau, mais se sent exclu. On peut le comprendre. Son livre est prêt désormais, mais Kubrick fait tout pour retarder la publication. Ce que le réalisateur ne dit pas, c’est qu’il ambitionne de faire de 2001 une expérience « non-verbale ». Il préfère que le public découvre le film avant de lire le livre. Car tous les mystères de 2001 sont résolus dans le bouquin… Le monolithe, l’incident sur la Lune, le comportement meurtrier de Hal, le voyage au-delà des étoiles, la déco de la chambre au bout de l’infini, et ce fœtus géant… Tout est expliqué, noir sur blanc. C’est sans doute trop explicite pour Kubrick, qui a conçu son film comme une énigme irrésolue et tient à préserver le mystère. « Que penserions nous de La Joconde si Leonardo avait écrit en bas de la toile : « Cette dame sourit parce qu’elle a une dent pourrie. Ou parce qu’elle cache quelque chose à son amant. » ? ça empêcherait toute réflexion chez celui qui regarde. Je ne veux pas que ça arrive à 2001 », explique-t-il dans une interview fleuve donnée à Playboy au moment de la sortie du film. Le livre, lui, finira par sortir à l’été 68. Entre-temps, 2001 est devenu un hit, adoré par les ados, les geeks, les gobeurs d’acides et les fumeurs de joints. « The Ultimate Trip », comme le dit la critique du Christian Science Monitor. John Lennon dit aller le voir une fois par semaine, et David Bowie en tirera bientôt une chanson (« Space Oddity »). La récupération pop ne fait que commencer… Le livre de Clarke, parfois hâtivement considéré comme une vulgaire novellisation, devient à son tour un best-seller. Sa lecture complète merveilleusement la vision du film, l’approfondissant, donnant à voir d’autres possibles d’une histoire qui semble de toute façon en contenir mille autres. Dans cette odyssée-là, le monolithe est d’abord présenté comme un bloc de cristal « absolument transparent ». L’homme-singe qui le premier comprend l’usage de la violence a un nom, Guetteur de Lune. Le passage de la Porte des Etoiles ne se fait pas près de Jupiter mais dans l’orbite de Saturne. Et on comprend que si Hal pète les plombs, c’est parce qu’il fait une sorte de nervous breakdown… C’est une version alternative du film. Presque un « writer’s cut ». Après ça, Clarke consacrera une grande partie de sa carrière à 2001, écrivant trois suites à l’histoire (2010, 2061 et 3001). Kubrick, lui passera à autre chose. A d’autres écrivains : Anthony Burgess, William Thackeray, Stephen King, Gustav Harford, Arthur Schnitzler. La postérité affolante de 2001 aidera Clarke à oublier cette projection maudite du 2 avril 68 qui l’avait laissé au bord des larmes. A la fin de sa vie, il disait surtout regretter de n’avoir pas pu « accueillir l’année 2001 » avec Kubrick, mort trop tôt, en 1999. Les deux hommes laissent derrière eux un film immense. Un héritage écrasant. Et quelques boîtes dans des mines de sel du Kansas, pour continuer à rêver aux mondes perdus de 2001.
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