Les Aventuriers de l’Arche perdue - Le fouet sacré
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Son nom est Jones, Indiana Jones… Lucas à la prod, Spielberg derrière la caméra, Harrison Ford devant… Retour sur les coulisses infernales du film qui allait rebattre les cartes du genre blockbuster pour une bonne décennie. Et plus si affinités.
Durant l’été 1980 la vie de Steven Spielberg cesse soudainement d’être un roman. À 33 ans le jeune cinéaste vient de laisser derrière lui deux immenses succès d’affilée (Les Dents de la mer et Rencontres du troisième type) suivis par l’un des flops les plus commentés (et les plus espérés) de toute l’histoire d'Hollywood, 1941. Il va devoir rectifier le tir. Si les tournages de tous ses films jusque-là ont viré à l’épopée, parfois douloureuse, toujours flamboyante, l’échec au box-office (somme toute relatif) du dernier en date va mettre en relief l’idée que le golden boy est aussi un chien fou incontrôlable, pilonnant comme aucun autre de ses collègues les devis, plannings et autres mémos. 1941 et son burlesque à la fois monumental, chaotique et violemment destructeur agit à sa sortie comme une métaphore de la méthode Spielberg : délirante et dispendieuse.Tout bien réfléchi, ce garçon ne serait-il pas exactement à l’image de ses camarades du Nouvel Hollywood, c’est à dire capricieux, mégalo et strictement incapable de déléguer le pouvoir ? Désormais les exécutifs vont se raidir un peu lorsque l'on évoque son nom, et le cinéaste, par ailleurs businessman de premier ordre, le sait et ne peut l’accepter. Son film suivant sera donc tout le contraire du précédent : ciselé, à l’os, filant droit comme une flèche. L’idée sera d’emballer avec son (immense) savoir-faire et un (petit) budget de série B le film le plus divertissant de son époque. Ce sera sa manière de s'assurer un avenir professionnel. Durant l’été 80, Steven Spielberg va donc tourner Les Aventuriers de l’Arche perdue et le dos à l’utopie du Nouvel Hollywood. « Avec ce film j’ai appris à simplement aimer les choses que je faisais, au lieu de les adorer », avouera t-il plus tard. Sa métamorphose débute ici.
George Lucas et sa femme Marcia n’avaient plus pris de vacances depuis leur mariage à l’hiver 69 et la mise en branle de leur premier long-métrage commun, THX 1138. En ce mois de Mai 77, le réalisateur et la monteuse s’offraient le droit d’arpenter en toute tranquillité, et pour plusieurs semaines, les longues plages de Maui. Les chiffres de Star Wars, sorti à peine quelques jours plus tôt aux USA, filent déjà le vertige, à la surprise de toute l’industrie. Cette escapade hawaïenne fait ainsi office de sas de décompression avant un retour qui s'annonçait triomphal et forcément mouvementé, vers la Californie. Dès qu’il comprit que le film de son copain George allait déloger ses Dents de la mer de la tête du box-office américain, Steven Spielberg tint à débarquer sur l’archipel du Pacifique pour venir sabrer le champagne aux côté du couple Lucas. C’est au cours d’un atelier châteaux de sable au beau milieu d’une plage déserte que les deux metteurs en scènes se mettent à évoquer, sur le mode de la confidence, leur avenir professionnel. Alors qu’il s’embourbe depuis plus de deux ans dans la fabrication harassante de Rencontres du troisième type, objet pensé comme un chef-d’œuvre cosmique et définitif, dont le montage s’avère encore plus tumultueux que le tournage, Spielberg confie à son ami son besoin d’enchainer sur un projet plus simple, plus direct, plus « ligne claire ». « J’adorerais faire un James Bond après ça… », lance t-il à son ami, sans toutefois lui avouer qu’il vient de proposer ses services, en vain, à Cubby Broccoli, le producteur en chef de la franchise britannique. « Un James Bond ? J’ai beaucoup mieux à te proposer… »
Châteaux de sable
Depuis 1973, Lucas travaille en parallèle sur deux projets très pulps, très rétros, qu’il a délibérément conçus comme des hommages aux séries B de son enfance. Le premier est un récit de science-fiction à la Flash Gordon, dont la construction est inspiré du concept du monomythe théorisé par Joseph Campbell. Il met en scène un jeune et frêle chevalier menant une rébellion contre un empire intergalactique. Le second, également inspiré par les concepts de Campbell, met en scène une autre figure héroïque en la figure d’un archéologue, à chapeau mou et veste en cuir partant à la recherche d’artefacts plus ou moins ésotériques. Le déclic est venu d’une vieille affiche d’une série B années 30 où le héros, au look très rétro, sautait d’un cheval sur un camion. Il s’agissait d’un serial, cette typologie de films bâtis sur le principe des romans feuilletons ou des comics books, dans lesquels on va retrouver, durant plusieurs métrages, un même héros plongé dans plusieurs aventures différentes. Des films de genre généralement emballés à la vitesse de l’éclair et dotés d’un faible budget, mais qui étaient très à la mode jusqu’au milieu des années 1940. Une définition primitive de ce qu’on appelle « le cinéma de divertissement » en somme. L’idée de Lucas est de refiler, à travers cet archéologue du passé, un coup de lustre aux serials d’antan. S’il navigue encore à vue sur la personnalité précise de son héros, il lui a déjà trouvé un nom : Indiana, comme le husky de Marcia dont le look et la personnalité inspireront un peu plus tard un certain Chewbacca, et Smith, soit le patronyme le plus répandu aux USA et le parfait contrepoint à l'excentricité du prénom.
« Indiana Smith ? Désolé George mais ça ne me paraît pas être un très bon nom pour un héros de cinéma. » Le château de sable échafaudé par Spielberg et Lucas a fini, comme tout ce que les deux conçoivent, par devenir absolument gigantesque, mais la marée menace désormais de l’effacer en quelques instants. Les deux se mettent à creuser une douve. « Et qu’est ce que tu penses d’Indiana Jones, dans ce cas ? — Ca sonne beaucoup mieux… Et j’adorerais le réaliser au cas où tu décides de ne pas le faire toi même. — Je te le laisse. Je ne réalise plus. Je prends ma retraite. » Un mois plus tard, Spielberg signera le contrat stipulant qu’il mettra en scène, a minima, les trois premiers volets des aventures d’Indiana Jones et que Lucas les écrira et les produira. Les deux amis, qui sont aussi les deux créatifs les plus puissants de l'industrie, scelleront à ce moment-là un pacte les engageant sur le long terme et qui, par ricochet, va venir chambouler toutes les règles du business. Et pour l’heure seule la marée du pacifique semble capable de mettre à mal leurs projets communs.
De série B en projet A
« J’en étais sûr : les serials ne tiennent pas la distance. Ces trucs-là se périment instantanément après leur sortie. Tu veux toujours que je réalise Indiana Jones ? » Lucas et Spielberg se sont fait livrer les douzes films de la franchise (de la série, comme on disait alors) Don Winslow of The Navy, qui connut sa petite heure de gloire au début des années 1940. Ils ont tout revu en quelques jours et se sont ennuyés à mourir : l’action ne tient pas une place importante dans ces films-là, dont l’origine radiophonique est trahie par la profusion de dialogue. Spielberg sort complètement déprimé de ce marathon: « On ne peut pas refaire ce cinéma-là aujourd’hui, c’est trop mou, trop mal fichu. Il n’y a rien à garder… » Lucas, excellent commercial comme toujours, le rassure instantanément: « Si j’ai pu être excité par ces trucs quand j'étais jeune, alors ca sera très facile pour nous d’exciter les gamins de l'époque. On va leur offrir la même chose en beaucoup mieux ! » La première aventure d’Indiana Jones prendra ainsi ses racines dans les projets A de l’industrie cinématographique : il s’agira plutôt de réinterpréter les exploits de James Bond plutôt que ceux de ce bon vieux Don Winslow et de son croiseur. Seul le cadre vintage créera véritablement un lien avec l’imagerie serial. Les deux hommes se sont ainsi fixé un horizon esthétique où le film d’aventures rétro va soudainement rencontrer le blockbuster contemporain. La quête de leur héros est également arrêtée définitivement. Ca sera l’Arche d’alliance, une idée suggérée de longue date à Lucas par Philip Kaufman qui la tenait lui même de son dentiste d’enfance – praticien obsédé par ce coffre contenant les table de la loi et qui en parlait longuement à chacun de ses patients pour calmer leur douleur. Le futur metteur en scène de L'Étoffe des héros (voir page 62) gagnera ainsi une ligne de crédit au générique des Aventuriers... Et probablement quelques millions de dollars en droits d’auteur grâce à cette trouvaille, maigre mais cruciale. Il restait maintenant à trouver un scénariste pour coucher toute ces idées éparses sur le papier, étant bien entendu que ni Lucas, trop occupé par la suite de Star Wars, ni Spielberg, en pleine préproduction du monumental 1941, n‘aurait le temps de s’astreindre à ce genre de tâche.
Au moment même où Spielberg et Lucas faisait des châteaux de sables sur une plage d’Hawaii, Lawrence Kasdan passait ses journées dans le triste bureau d une grosse agence de pub de LA où il écrivait des spots de 30 secondes pour des marques de céréales ou de yaourts. Le soir venu, il apposait consciencieusement la dernière touche à son tout premier script pour le cinéma, une comédie romantique à la Howard Hawks, où un journaliste de Chicago un peu snob tombe amoureux d’une ornithologue un peu plouc. Son scénario s’appelait Continental Divide et il l’envoya à tout ce que Los Angeles pouvait compter de boîtes de production. Plusieurs majors se montrèrent intéressées, une enchère se déclencha, et c’est Universal qui décrocha la timbale quelques mois plus tard pour 250 000 dollars, une très grosse somme pour un premier scénario. C’est Spielberg en personne qui a poussé le studio, avec qui il entretenait un fort lien professionnel depuis ses débuts, à acquérir ce script qu’il adorait et qu’il comptait, disait-il, mettre en scène. Kasdan racontera plus tard: « Steven s'intéresse à tout un tas de projets. À l’époque, et pendant longtemps, il achetait et possédait tous les bons scripts qui tournaient dans le milieu et disait toujours “Mmmh voilà un film que je pourrais bien réaliser”... Et, dix minutes plus tard, il passait à autre chose. C’est un peu ce qui s’est passé avec Continental Divide, qu’il n’a jamais réalisé comme chacun le sait, mais qu’il a quand même produit via Amblin. Je crois qu’il a surtout acheté mon script parce qu’il voulait que j’écrive Les Aventuriers de l’Arche perdue. Continental Divide était la carotte qui fait avancer l’âne… Quand je l’ai rencontré pour la première fois, c’était en Novembre 77. Il m'avait demandé de passer sur le tournage du premier film de Bob Zemeckis, Crazy Day, qu’il produisait de loin: “Lawrence, j’ai adoré le script de Continental Divide, ça m’a rappelé les comédie d’Howard Hawks!” En une phrase j'étais séduit. “Écoutez, je ne sais pas qui va réaliser le film, peut-être que ce sera moi, ou pas, mais la personne que vous devriez voir tout de suite c’est mon producteur George Lucas. On travaille ensemble sur un gros film d’aventure et on veut que vous l’écriviez ! Mais je dois d’abord vous avertir : quand vous allez rencontrer George, il va d’abord insister pour que vous écriviez la suite d’American Graffiti, il travaille là-dessus en ce moment. N’acceptez pas, parlez avec lui d’Indiana Jones et de rien d’autre ! Voici son numéro, il attend votre appel.” Bon, je semblais précieux à leurs yeux. Il y avait vraisemblablement une pénurie de scénaristes dans l’écurie Lucas/Spielberg... Je n’allais pas m’en plaindre, un mois plus tôt j'étais en train d’écrire des pubs… J’ai compris un peu plus tard que le feeling hawksien de Continental Divide avait considérablement joué en ma faveur : c’était pile le ton qu’ils cherchaient pour Les Aventuriers de l’Arche perdue – un héros matois, une femme forte, un peu de screwball comedy… Et, pour la petite histoire, George ne m’a jamais proposé de travailler sur la suite d’American Graffiti… En revanche, après avoir écrit Les Aventuriers…, il m’a fait bosser sur L’Empire contre-attaque. L’ironie, c’est que la première version du script était signée Leigh Brackett, l’une des scénaristes attitrées d’un certain… Howard Hawks ! »
Les grands esprits se rencontrent
Du 23 au 27 Janvier 1978, Kasdan, Lucas et Spielberg vont décider de se réunir dans un grand ranch en pleine vallée de San Fernando pour établir les grandes lignes du script des Aventuriers de l’Arche perdue. Le producteur et le réalisateur lanceront en l’air tout un tas d’idées, plus ou moins farfelues, que le scénariste devra rattraper au vol. S’il le peut. Kasdan décidera d'enregistrer sur bandes magnétique ces cinq longues sessions de brainstorming, dont trouve une transcription sur le net, et d’où sortiront la plupart des moments les plus marquants du film. Spielberg insiste par exemple pour qu’Indiana Jones soit poursuivi par un rocher géant pendant la séquence de la scène d’ouverture – une idée qu’il emprunte à une aventure de Picsou signée Carl Barks, Les Sept Cités de Cibola. Kasdan le note sur son calepin… Lucas, lui, va faire le forcing pour qu’on trouve dans le film, en vrac : un petit singe qui fait le salut hitlérien, un grand sous-marin qui se lance à la poursuite du héros et une fille qui se bat avec Indy dans un bar perdu au milieu du Népal. Kasdan note toujours… Lucas et Spielberg vont aussi imaginer une scène où leur archéologue s’échappe d’un palace de Shanghai avec un précieux artefact puis se retrouve dans un avion d’où il s'échappera en sautant en canot pneumatique avant d'atterrir sur une immense étendue d’eau. Kasdan notera la scène… Mais se la gardera sous le coude pour un éventuel deuxième volet. Beaucoup d’idées excitantes et délirantes naissent de ces discussions, sauf que le scénariste s’inquiète surtout du développement des personnages, qu’il juge faiblards, et du goût trop prononcé de Spielberg et Lucas pour l’action et les gags: « Il fallait que j’arrive à lier tous ces énormes morceaux de bravoures qu’ils imaginaient devant moi, et cela à partir d’une intrigue minime et de seconds rôles à peine esquissés. J’ai rendu une première version du script à George en Août 78. Il n’a même pas pris le temps de la lire qu’il m’a chargé de réécrire L’Empire contre-attaque ! Quelques longues semaines plus tard il me dit enfin: “Ah, j’ai lu ton travail sur Les Aventuriers… : C’est beaucoup trop long et trop cher. Coupe tout ce qui n’est pas essentiel. On va faire un film à l’os. » J’ai détesté devoir faire ça, éliminer tout un tas de scènes et de sous-intrigues que j’adorais… Mais il fallait se résoudre à l’évidence : c’était bien meilleur et bien mieux rythmé de cette manière. Nous avions alors un script sidérant d'efficacité. » Ne restait plus qu’à le financer.
« Si Hollywood accepte le deal mis en place par Lucas et Spielberg, cette ville va littéralement imploser et, après les hurlements, les crêpages de chignons et les bris de meuble que cela va occasionner, il va y avoir de sérieux travaux de remise en état à faire dans les bureaux des patrons de studio. » Liz Smith, la columnist vedette du Cosmopolitan, n’en revient pas. Son réseau tentaculaire lui a permis de mettre la main sur l’une des copies du contrat rédigé par Spielberg et Lucas et qu’ils viennent de distribuer à chacune des majors de la ville. Il stipule ceci: pour posséder les droits de distribution des Aventuriers de l’Arche perdue, il faudra débourser 20 millions de dollars en production. Ce qui, au fond, n’est pas énorme. Sauf que sur ses 20 millions Spielberg prendra 1,5 millions en salaire sur ce budget et Lucas et sa société, Lucasfilms, en toucheront 4. Ce qui est du jamais vu. Par ailleurs il faudra que le studio s’acquitte de tous les frais de distribution et de promotion du film tout en acceptant de verser aux deux têtes pensantes du projet, en plus de leurs salaires, de très gros pourcentages sur les recettes ; et ce, dès le premier dollar de bénéfice engrangé. Jamais aucun créatif dans l’histoire du cinéma n’avait osé proposer un tel deal à des patrons de studio, qui se seraient senti insultés par ces modalités. Peu après la sortie du film en 81, Spielberg détaillera sans rougir la conception de ce contrat qui changea la donne à Hollywood : « Je déteste parler comme un mercenaire, mais il faut bien que je vous raconte l’histoire. Un beau jour, alors que nous avions décidé de faire Les Aventuriers... ensemble, George débarqua chez moi et me dit : “Steven on va établir le meilleur contrat jamais conçu à Hollywood pour des créatifs. Et on va l’établir nous-mêmes sans nos agents, juste toi et moi.” Nous l’avons écrit sur un cahier d’école qui traînait vers mon bureau, on s’est serré la main et nous sommes partis voir nos agents : “Voici notre contrat pour le film, à vous les gars de nous trouver un studio qui veuille bien le parapher !” » Mais qui pour parapher un truc pareil ? Au-delà même du salaire et du pourcentage sur les recettes réclamés par le réalisateur et son producteur, pas un seul chef de studio n’imagine Spielberg capable de respecter un budget aussi serré.
Deal !
« Beaucoup de décideurs ont lu simplement la première scène du script, celle avec le rocher géant qui fonce vers le héros et se sont dit qu’à elle seule elle coûterait probablement 40 millions, soit le double du budget du film. Tous les studios ont donc refusé. Sauf nous. » Nous ? Michael Eisner est de ces jeunes loups, qu’on appellera plus tard yuppie et qui comptent à ce moment-là rénover Hollywood à coup de nouvelles têtes, de deals risqués et de projets hors-normes. Les Aventuriers de l’Arche perdue présentait l’avantage d’être les trois à la fois. Lorsqu’il engagea la Paramount dans ce deal sans nul autre pareil, toute l’industrie savait qu’il jouait son job là-dessus. Pour éviter de perdre un peu plus que sa chemise et sa réputation, Eisner fit donc inclure dans le contrat de très lourdes pénalités de retard pour Spielberg et Lucas. Ce dernier résumait l’affaire ainsi : « En gros, si nous dépassions le budget d’un dollar ou le planning d’une demi-journée, alors notre maison, notre voiture, notre femme et nos enfants devenaient la propriété immédiate à la Paramount. » Pour Eisner c’était le seul moyen de savoir si les deux amis tentaient un coup de bluff : « Je me suis dis que s'ils acceptaient de telles pénalités, c’est soit qu’ils étaient dingues, soit qu’ils avaient vraiment très bien calculé leur coup. » En décembre 78, après presque un an de négociations, tout le monde se réunit autour d’une table et signe ce contrat pour le moins historique : dès qu’il en aura fini avec 1941, Steven Spielberg réalisera Les Aventuriers de l’Arche perdue.
Par contrat, le film s’obligeait à devenir la fois une prouesse de production et de mise en scène. Problème : avant même que le tournage ne commence son metteur en scène, est au plus bas. En Octobre 79, un mois avant la sortie de 1941, Spileberg s’envole avec sa girlfriend, l’actrice Amy Irving, vers le Japon. Des vacances de trois semaines aux cours desquels les deux amants ont promis de s’épouser. « Je serai enceinte dès le mois d’Avril », racontait alors Amy à ses confidents. Sauf que le séjour tourne court, le mariage est annulé et le retour vers les USA reprogrammé en urgences. « Nous n’étions pas prêts », racontera pudiquement Irving quelques années plus tard. Les tabloïds affirmeront, eux, que Spielby aurait découvert durant le séjour japonais que sa petite amie l’avait trompé avec le chanteur de country Willie Nelson alors qu’ils tournaient ensemble le Show Bus de Jerry Schatzberg. Mais cela ne nous regarde pas. Ça n’empêchera toutefois pas les deux tourtereaux de se marier quelques années plus tard même si, pour l’heure, ils sont très officiellement, et très violemment, séparés. Alors qu’Irving perd de fait le premier rôle féminin des Aventuriers… qui lui était promis de longue date, Spielberg, lui, semble carrément perdre pied : en plus de cette déroute sentimentale il doit faire face, avec 1941, à son premier échec populaire.. Lorsqu’il se remet au travail sur Les Aventuriers…, il est à la fois hagard et remonté comme une pendule à en croire Kasdan : « Je n’avais plus revu Steven depuis notre brainstorming au début de l’année 78. Je le retrouve à la fin 79 dans un état second. Il commence par me montrer des storyboards qu’il avait déjà conçu pour le film et se met à me causer de tout un tas de nouvelles idées pour soi-disant “améliorer le script”. Certaines étaient incroyables, d’autres complètement maboules. Beaucoup trop maboules. Il voulait par exemple que Toht, l’un de nos vilains nazis, ait une ampoule à l’intérieur de sa tête et que de la lumière jaillisse en permanence d’un de ses yeux. J’ai appelé George pour lui dire qu’il devrait embaucher un autre type que moi à ce stade, que je ne pouvais pas bosser à partir d’idées aussi barrées: “Ne t'inquiète pas Larry, Steven est toujours en ébullition avant un tournage. Fais semblant de noter ses idées farfelues, il les aura oubliées dès demain.” » Lors de cette ultime phase de réécriture, un vrai point de discorde, beaucoup plus sérieux, émerge entre les trois hommes. Depuis qu’il a imaginé le personnage, Lucas voit Indiana Jones comme la rencontre entre un aventurier, un professeur d’archéologie et un playboy macho à la James Bond. Kasdan et Spielberg croient en revanche que la sphère playboy est de trop, d’autant qu’il n’est déjà pas aisé de faire cohabiter les deux premières facettes du personnage. Lucas insiste et oblige Kasdan à écrire une scène où Indy, en smoking blanc, emballe une jeune fille blonde. Après lecture, Spielberg se fâche et refuse catégoriquement d’intégrer cette scène au script. Il propose plutôt de penser Indy comme un personnage proche de celui incarné par Bogart dans Le Trésor de la Sierra Madre, c’est-à-dire quelqu’un de défait, de cynique et d’un peu porté sur la bouteille. Cette fois, c’est Lucas qui met son veto : pas question de faire de son héros un alcoolique. Néanmoins, les trois apprécient l’idée qu’Indy puisse être un peu un magouilleur, parfois violent. Ce qui contrasterait avec son côté très académique de « prof portant du tweed » et lui offrirait un petit côté post-moderne. « Version après version, on avait perdu de vue une idée centrale du personnage : sa noirceur, racontera plus tard Kasdan. George était parti du principe qu’un type à la recherche de l’Arche de l’alliance était forcément un peu fêlé et un peu dark. Et cette vision a fini par s’édulcorer au profit de l’action, de l’aventure et de l’humour. Mais ça ôtait toute profondeur à notre héros... Au fond, je crois qu’on n’a jamais trouvé une version pleinement satisfaisante et véritablement cohérente du personnage. On espérait tous secrètement que l’acteur qui allait incarner Indiana Jones pourrait corriger ce défaut. »
Harrison trop fort
« Il était hors de question de proposer des acteurs avec une mentalité de star à Steven. Il n’a pas beaucoup d’ego et a peu de temps à consacrer à ce genre de choses. ll veut juste se concentrer sur ses films… » Spielberg confirmera quelques années plus tard cette intuition de Mike Fenton, directeur de casting des Aventuriers..., en déclarant de son côté : « Je ne ferai jamais de film avec quelqu’un qui a fait à la une de Rolling Stone. » Le temps passant, il finira par s’assouplir un peu à ce sujet mais, pour l’heure, il n’était pas question de trouver un acteur A-list pour incarner Indiana Jones. De toute façon, le budget au cordeau du film n’y aurait pas survécu. De Peter Coyote à Tim Matheson en passant par John beck, Spielberg va auditionner toutes les promesses hollywoodiennes dépassant le mètre quatre-vingt. C’est Marcia Lucas qui va l'aiguiller sur l’inconnu Tom Selleck dont la carrure, la moustache et le sourire en coin plaisent beaucoup à Spielberg. C’est son favori aux côtés d’Harrison Ford, à qui il fait passer de nombreux essais, mais dont son producteur ne veut pas entendre parler : « Il avait joué dans Stars wars, puis dans la suite. Si en plus on l’embauchait pour Indiana Jones, ça risquait de devenir une relation à la Scorsese/ De Niro entre nous, et ça ne m'intéressait pas… » Alors que le tournage doit débuter le mois suivant, Selleck est donc choisi et Ford, fou de rage, l’apprend par un entrefilet paru dans le magazine Variety. Le directeur de CBS, Bob Daly, un proche de Spielberg ayant les mêmes lectures que Ford, décroche alors son téléphone. « Steven il parait que tu as choisi Selleck pour ton futur film ? Très bon choix mais figure-toi que le pilote de la série pour laquelle je l’ai embauché, Magnum, a cartonné hier soir à la télévision. Nous allons devoir tourner une vingtaine d’épisodes dans les semaines qui viennent. Et, désolé, mais j’ai un contrat signé de sa main qui m’y autorise… » Lorsque Lucas et Spielberg rappellent Harrison Ford pour lui offrir le rôle d’Indiana Jones, l’acteur va se montrer impitoyable et exiger un cachet de 400 000 dollars, la possibilité de réécrire son rôle et 7 % des recettes nettes du film, ainsi que des suites éventuelles à venir. Au pied du mur, Lucas et Spielberg disent oui à toutes ces conditions. L’acteur vient d’assurer sa fortune pour plusieurs générations.
Les Aventuriers de l’Arche perdue va nécessiter un plan de bataille millimétré, comme très peu de blockbusters hollywoodiens l’auront exigé avant ou après lui. Le général Lucas va mettre en place son armée avec un seul objectif en tête : ne pas dépasser d’un dollar le budget soumis à la Paramount. Pour cela, Spielberg va devoir changer radicalement sa méthode de travail et se penser en exécutant plutôt qu’en artiste. Lucas lui adjoint, en qualité de coproducteur/assistant/homme à tout faire, l’un de ses plus fidèles fantassins sur l’aventure Star Wars, un dénommé Frank Marshall. Il se chargera de mettre les mains dans le cambouis et de résoudre les situations les plus insolubles. Il y arrivera au-delà de toute espérance et deviendra par la suite l’un des plus proches collaborateurs de Spielberg. Lucas va également choisir lui-même tout ce que Hollywood compte de jeunes talents au rayon technique. Il y aura donc les surdoués Norman Reynolds au décor, Ben Burtt au sound design et Chris Walas au maquillage. Des choix théorisés par Lucas dans le but de filer un coup de vieux au concurrent direct, la saga James Bond, dont les plateaux grouillaient de techniciens ultra-compétents mais désormais tous septuagénaires. Pour entourer ces jeunes pousses, Spielberg choisit, lui, un vieux de la vieille dans le rôle du chef opérateur : ce sera le vénérable Douglas Slocombe, 67 ans à l’époque. Le monsieur a débuté dans l’horreur gothique en noir et blanc avant de tourner pour des réalisateurs aussi variés que Mackendrick, Losey, Cukor ou Polanski. C’est une des meilleures intuitions de toute la carrière du cinéaste : Slocombe va offrir une facture visuelle stupéfiante à la trilogie Indiana Jones, et cela même lorsque la mise en scène ne suivra pas (particulièrement dans le 3e volet, mais ceci est une autre histoire…).
Un tournage à l’os
Pour la toute première fois de sa carrière, le réalisateur va accepter les services d’une seconde équipe qui va se charger de mettre en boîte tous les plans de « moindre importance » (elle tournera par exemple une grande partie de la poursuite en voiture dans le désert égyptien) et pour que cette méthode fonctionne à plein rendement, Spielberg s’engage à storyboarder en amont la quasi-intégralité du film. Car il va falloir tourner vite. Paramount exige quatre-vingt-dix jours grand maximum. Spielberg et Lucas ne doutent de rien et vont se fixer un planning qui les place sous la barre des quatre-vingt. Pour y parvenir au mieux, le producteur va choisir de « jouer à domicile » en localisant le gros du tournage des Aventuriers... à l'intérieur des studios Elstree de Londres ainsi que sous le soleil de la Tunisie : c’est à dire les deux lieux principaux où il a tourné le premier Star Wars. Et puis il va chercher à économiser de l’argent. Partout. Tout le temps. Sur chaque détail. Il utilisera ainsi le sous-marin construit pour Das Boot, le film de Wolfgang Petersen, au lieu d’en fabriquer un spécialement pour les besoins du film. Des miniatures confectionnées pour 1941, le précédent Spielberg, seront recyclées. Il est également convenu que des stock-shots et des peintures sur verre seront utilisées pour certains plans d’ensemble. Et la figuration sera limitée au strict minimum (Spielberg avait demandé trois mille figurants pour la scène de fouille au milieu du désert, il n’en obtiendra que deux cents et devra donc repenser intégralement son découpage). Par ailleurs, le script est sans cesse débarrassé de ses rares ornements par Lucas : une scène où Indy découvrait des super-armes nazies dans la base sous-marine disparaît purement et simplement à quelques jours de son tournage. Le bras mécanique (qui se déployait ensuite en mitraillette) de l’agent Toht est oublié en chemin et les quatre moteurs de l’Aile volante autour desquels vont se puncher Indy et un colosse allemand deviennent subitement deux (économie estimée sur cette seule rectification : 250 000 $ !). À la veille du premier coup de clap, toutes ces restrictions vont finir par impacter le moral déjà bien entamé d’un Spielberg habitué au faste et aux budgets illimités. Lucas va vite s’en rendre compte mais cela lui importera peu: « Il fallait être aveugle pour se rendre compte que Steven n’était pas à 100% de ses capacités pendant qu’on travaillait sur Les Aventuriers... De mon côté je suis parti du principe qu’un Spielberg à 50% était meilleur que tous les autres au top de leur forme… Et puis de toute façon ce garçon devient incontrôlable quand il carbure à plein régime, donc au fond ça m’arrangeait ! »
Le tournage débute le 23 Juin 1980 à La Rochelle, où l’équipe de repérage a pu retrouver une base sous-marine datant de la Seconde Guerre mondiale et baignant encore dans son jus. Paul Freeman, qui joue l'antagoniste frenchy d’Indiana Jones, Belloq, y rencontre pour la première fois Spielberg qui l’a casté à distance : « Le plus frappant c’est que dès le deuxième jour de travail on était déjà tous épuisés. Très vite l’équipe s’est mise à dormir le nez dans son assiette. Spielberg était déchaîné, il mettait en boîte jusqu’à trente plans par jour. Personne n'arrivait à le suivre. Pour gagner du temps, il me hurlait ses directives pendant que je tournais mes scènes: “Paul, regarde par ici ! Par là !” C’était très déstabilisant. Et ce n’était que le début… » Une semaine plus tard, l’équipe file vers la Tunisie. Très vite, du porteur de café aux acteurs, tout le monde va tomber malade. La dysenterie se propage à toute vitesse sur le plateau. Le réalisateur de seconde équipe doit être rapatrié d’urgence aux Etats-Unis. John Rhys Davies, qui interprète Sallah, joue avec 41°C de fièvre et manque de s’évanouir à chaque fois qu’il doit jouer autrement qu’assis. Harrison Ford lui-même tombe malade le jour même où il doit croiser le fer durant une longue scène d’action, avec un bad guy égyptien. Il informe son metteur en scène qu’il ne tiendra debout guère plus d’une heure. Spielberg lui propose alors de se débarrasser de son opposant en dégainant son pistolet et en lui tirant une balle dans le ventre. Ca sera l’un des gags les plus fameux du film.
Steven Terminator
Comme un symbole de son imperméabilité aux événements extérieurs, le cinéaste est le seul membre de l’équipe à ne pas tomber malade durant l’excursion tunisienne. Sur les conseils avisés de son producteur, qui avait déjà expérimenté le terrain et ses dangers pendant le tournage de Star Wars, il a évité avec beaucoup de soin les boissons et la cuisine locale et s’est contenté d’avaler des conserves de spaghettis bolognaise importées directement du Royaume-Uni. Durant tout le tournage, il va adopter une posture de cyborg inoxydable, insensible aux suppliques de son équipe et impossible à détourner de son objectif : finir son film dans le temps imparti. Les Aventuriers… se doit de le réhabiliter aux yeux de l’industrie, et tant pis pour la flamboyance et le génie : « Si j'aimais bien une scène après l’avoir tournée, je la tirais et on passait à autre chose. Alors qu’avant Les Aventuriers…, je pouvais refilmer dix sept fois un plan jusqu’à ce que je l’adore... Pour la toute première fois de ma carrière, je ne me posais plus la question “David Lean serait-il fier de ce plan?”, je me contentais d’avancer... »
Lorsque l’équipe se pose enfin aux studios anglais d’Elstree à la mi-juillet pour y tourner toutes les scènes en intérieur du film, elle imagine trouver enfin un peu de répit. C’est évidemment une grossière erreur. Le planning débute par la séquence du puits des âmes et on recouvre alors les trois mille et quelques mètres carrés du plateau de milliers de serpents non venimeux (plus deux milles autres en caoutchouc). Il faudra aussi tout de même quelques boas et une poignée de cobras très dangereux, histoire d’en donner pour leur argent aux spectateurs. Les portes du plateau restent donc ouvertes en permanence et une ambulance stationne à l’entrée du studio. De chaque côté du plateau, on trouve deux infirmiers avec une seringue de sérum anti-venin. La production apprendra néanmoins après le tournage que le sérum en question, importé d’Inde, était périmée depuis belle lurette, donc totalement inefficace. Alors que le tournage se déroule plutôt bien vu le contexte, c’est la fille de Stanley Kubrick, Vivian, qui va le faire subitement dérailler. Elle monte dans un bureau annexe au plateau le making-of de Shining, dont le tournage s’est conclu au même endroit quelques jours auparavant. Grande défenseur de la cause animale, elle est outrée par la manière dont sont traités les reptiles sur le studio chapeauté par Spielberg. Quelques animaux tués par la chaleur ou le passage incessant de l’équipe reposent effectivement sur le sol à la vue de tous. Elle passe un coup de fil à la SPA anglaise, qui débarque illico à Elstree. Encore mieux : Stanley Kubrick, qui habitait à quelques kilomètres du studio, vient en personne jeter un œil à l’affaire. « Quand il y avait un scandale de la sorte, Stanley se régalait, raconte son monteur Gordon Stainforth. Évidemment, il a pris le parti de Vivian et il y a eu un gros clash entre lui et Spielberg. Je le revois tirant sur son cigare et disant avec un sourire en coin : “Steven est un pauvre con.” » Après le passage de la SPA, le tournage doit être arrêté. Ça ne durera que 24 heures. Stainforth, toujours : « Deux jours plus tard, j’ai eu l’occasion d’y retourner et le changement était spectaculaire. Ils en avaient même trop fait. Il y avait une rangée de poubelles en plastique qui s'étendait à perte de vue tout autour du plateau. Au fond de chaque poubelle un peu de paille, un peu de laitue et trois couleuvres. C’était là où elles “logeaient" désormais. D’immenses caisses en verre étaient réservées aux serpents dangereux et trois médecins en blouse blanche se tenaient à disposition. Hollywood, quoi… » Au-delà de ces quelques péripéties, le tournage va ensuite ressembler à une formalité pour son maître d’œuvre. Paramount exigeait quatre-vingt-dix jours de travail ? Il leur livre toutes les bobines des Aventuriers… seulement soixante-treize jours après le top départ. Son équipe est sur les rotules, son casting veut sa peau mais ce n’est pas le problème de Steven Spielberg. La première phase de son opération « rehab » a réussi : il a prouvé à l’industrie qu’il pouvait être un filmmaker, un professionnel sous contrôle. Ne reste plus qu’à compter sur un succès au box-office.
La colère de Dieu
« Alors qu’ils ouvrent l’Arche d’alliance, ils déchainent ainsi les enfers »: voilà ce que figurait sur le script de Lawrence Kasdan en guise de climax horrifique. Mais au fait, comment on représente « les enfers déchaînés » ? Ni Spielberg, ni Lucas, ni Kasdan, n’en savent quoique ce soit. Puisqu’il n’y a jamais eu une seconde à perdre lors de la confection de ce film, il fut décidé que ces visions seraient imaginées et confectionnées quand tout le monde aurait eu un peu le temps de souffler, c’est-à-dire au moment de la post-production. Le boulot fut alors confié aux trois storyboarders surdoués du film : Ed Varreaux, Dave Negron et Joe Johnston, futur réalisateur de Rocketeer et de Captain America. Le trio dut donc s’atteler à représenter la colère de Dieu. Ce qui n’est pas forcément une mince affaire. L’un décida que seule une tempête de feu pouvaient la figurer, un autre choisi plutôt de faire apparaître des spectres partout dans le champ, et le dernier partit du principe qu’il fallait se baser sur des effets de lumière très contrastés et vaguement gothiques comme au bon vieux temps. Scotchés à leur banc de montage et pour une fois désireux d’inflationnisme, Lucas et Spielberg prirent la décision de combiner les trois idées et de surcharger complètement cette scène finale, déjà bien riche en maquillages dégeulbifs. C’est Johnston qui la dessina intégralement et les ingénieurs d’ILM firent ensuite des prouesses pour intégrer ces visions horrifiques qui traumatiseront plusieurs générations. Spielberg tiendra d’ailleurs à se défausser très vite sur Lucas pour justifier ce déchaînement de fureur assez rare dans une production grand public : « Le concept du film était extrêmement violent à la base. On l’a adouci en chemin. Beaucoup. De toute façon, c’est une œuvre beaucoup plus proche des goûts de George que des miens ; c’est la première fois que je tue des personnages avec un tel sadisme ! Mais bon, la violence qu’aime George est proche de celle qu’aiment les enfants, c’est à la fois effrayant et rigolo. Le film lui ressemble. » Tellement qu’il l’adorera d’un bout à l’autre.
« Il faut que je te dise un truc Steven : tu es VRAIMENT un excellent metteur en scène. » George Lucas vient de découvrir pour la première fois Les Aventuriers de l’Arche perdue et il saute illico sur un téléphone pour féliciter son auteur. Une phrase lui suffit et il raccroche. Il perçoit un carton, immense. Sauf que, très vite, il déchante : les projections test du film ne se déroulent pas très bien. « Marion est trop masculine. » « Trop d’insectes répugnants. » « Le film est trop bruyant », disent les premiers spectateurs. La presse US ne trouve par ailleurs que très peu d'intérêt au film. Elle est parfois même assassine (« Les films sont désormais faits par des gens aussi peu brillants que le public d’idiots qu’ils visent », dira par exemple The New Leader. « Seul un miracle peut désormais sauver le reste de la carrière de Spielberg de la médiocrité », ajoutera un Film Comment au prophétisme douteux). Spielberg sent alors qu’il s'apprête à revivre un nouveau 1941. Malgré la modestie du budget, il sait que Les Aventuriers… doit rapporter a minima 50 millions au box-office local pour que le studio rentre dans ses frais. Lucafilms a par ailleurs décidé d’investir fort sur le film en faisant tourner à plein régime les usines de jouets. La société initie ainsi Spielberg à l’industrie du merchandising, qui a fait sa fortune sur les Star Wars. « George est bien plus un homme d’affaires que moi, se défendra un jour le cinéaste. C’est même un génie du business et de la conceptualisation. Moi je suis plus le genre de type qui retrousse ses manches et met les mains dans le cambouis... » Pour son film suivant, E.T., il lancera néanmoins une énorme campagne de merchandising qui lui rapportera une montagne de dollars.
Happy end
L’angoisse n’aura duré qu’un temps. Le film est lancé comme un événement médiatique de premier plan dépassant le simple cadre du cinéma. Quelques semaines avant la sortie, Lucas et Spielberg sont carrément invités par la NASA pour assister au lancement d’une navette spatiale. Ce sont les prémices du marketing blockbuster, tel qu’on le connaît aujourd’hui : il faut saturer l'espace médiatique. Les jeunes pousses aux dents longues de la Paramount font ça mieux que personne : Michael Eisner et son fidèle numéro 2, Jeffrey Katzenberg, conçoivent une campagne marketing inédite qui sait exciter les teenagers de l’époque. Lorsque Les Aventuriers de l’Arche perdue sort en salles le 12 juin 1981, c’est un carton fulgurant, immédiat. Il finira sa course sur le seul territoire à un peu plus de 210 millions de dollars. A titre de comparaison, le James Bond annuel, sorti 15 jours après, rapportera tout juste 55 millions à son distributeur US. Le triomphe est à ce point total que Spielberg ne fait même pas de tournée promo nationale pour accompagner le film à travers le pays. Les conséquences de ce hit sont immédiates et gigantesques.
Parce qu’il avait poussé le board de la Paramount, hésitant à financer le projet, Michael Eisner devient l’un des hommes les plus puissants et les plus convoités de l’industrie. Disney lui offre deux ans plus tard un contrat impossible à refuser pour qu’il prenne la tête du studio et le rénove de fond en comble. Ce qu’il fit avec un certain succès, toujours secondé par son fidèle Katzenberg – qui le trahira néanmoins quelques années plus tard. Par ailleurs, le contrat imaginé par Lucas et Spielberg fit évidemment jurisprudence. Les créatifs allaient tous réclamer un intéressement sur les recettes, et n'hésiteraient plus à faire monter les enchères entre les studios. Après ça, les majors ne seront plus des “maisons” où les réalisateurs, producteurs ou scénaristes posent leur valise le temps de quelques projets, mais deviendront de simples partenaires économique. En sortant triomphant de leur « new deal », Lucas et Spielberg concrétisaient ainsi la grande utopie du Nouvel Hollywood: la prise de pouvoir des créatifs sur les exécutifs. Néanmoins cette victoire n’allait s’appliquer non pas un système, seulement à leurs cas individuels. Oui, ils avaient complètement renversé le rapport de forces, gagnant toujours plus d’argent et d’indépendance, mais ils étaient bien les seuls. Leur triomphe allait affaiblir tous les autres cinéastes de leur génération, ceux qui étaient incapables de s'épanouir dans la matrice sensationnelle que le duo venait d’établir. En inventant à la fois une nouvelle typologie de héros et une nouvelle manière de concevoir l’action (pousser tous les potards dans le rouge et saupoudrer le tout d’un peu d’ironie post-moderne), les deux créateurs d’Indiana Jones établissait le standard du blockbuster « décontracté » qui allait régner sur les 80’s. Le reste ne valait désormais plus tripette sur le marché.
Comme pour s’excuser d'avoir ainsi chamboulé tout l'écosystème du métier via une commande, Spielberg va enchaîner sur un tout petit projet, ultra-personnel, hors du temps, où un jeune garçon se lie d’amitié avec un alien. Par la suite à chaque fois qu’il devra retravailler sur un Indiana Jones, il fera en sorte que les films fassent ressortir ce qu’il y a de moins aimable en lui (sa violence hystérique dans le cas du deuxième volet, son jmenfoutisme cupide dans le troisième et le quatrième), comme s’il avait décrété que cette franchise était le territoire où s’exprimait son refoulé. À chaque fois qu’on lui parle des Aventuriers de l’Arche perdue il affirme que c’est le seul de tous ses films qu’il peut revoir en y prenant du plaisir. Et il n’oublie jamais d’ajouter : « C’est comme si ce n’était pas moi qui l’avait réalisé. »
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